Vanessa Boissard, Psychologue Sociale IPRP, Cabinet AlterAlliance. Coach. Enseignante (HEDAC, Université Paris Descartes).
Le concept de « reconnaissance » est partout, majoritairement pour signifier son absence ou le malaise de salariés estimant leur contribution injustement valorisée. Il peut parfois être entendu comme le synonyme d’une forme de souffrance au travail. Pourquoi la reconnaissance est-elle devenue aussi importante ces dernières années ? Cette évolution ne traduit-elle pas un changement dans le rapport au travail ? Sur quoi, se fonde-t-elle ? Pour quelles raisons est-ce si difficile de manifester sa reconnaissance ou de la percevoir ?
Autant de questions auxquelles nous porterons une attention particulière en commençant par les constats observés au sein des organisations, l’exposé de différentes situations rencontrées et de leur analyse ; puis nous évoquerons l’intérêt d’un système de management de la reconnaissance et de ses pratiques fondamentales.
« Nous ne pouvons développer notre identité et une relation positive à nous-même sans reconnaissance » – Axel Honneth1
Reconnaissance, levier numéro 1 de la QVT
Constat
De manière quasi systématique et quels que soient les secteurs dans lesquels nous intervenons, les collaborateurs que nous recevons en entretien, individuel ou collectif, nous expliquent à quel point ils ne se sentent pas assez reconnus par leur entreprise, leur direction, leur manager ou leurs collègues.
Du reste, la reconnaissance est considérée comme le premier levier de qualité de vie au travail par 76 % des personnes interrogées (sur 1 791) dans l’étude réalisée par l’Observatoire du Capital Humain de Deloitte et Cadremploi2 en 2015 – devant le contenu du travail (47 %), les pratiques de management (46 %) et l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle (46 %).
Le manque de reconnaissance est le deuxième facteur de risque menaçant la santé des collaborateurs, pouvant multiplier par quatre l’apparition de symptômes d’une détresse psychologique3. Celle-ci se caractérisant par des troubles physiques (fatigue, insomnie, douleurs musculaires, migraines…), cognitifs (difficultés de concentration, erreurs, oublis…), émotionnels (accès de colère, tristesse, irritabilité…) et comportementaux (isolement social, addictions ou prise de risques inconsidérés…)4.
Rapport au travail bouleversé
Longtemps, la reconnaissance a principalement reposé sur les bénéfices issus de la sécurité de l’emploi et des avantages sociaux. Le statut de salarié ouvrait l’accès à une « carrière à vie », a priori sans « problème », souvent dans la même entreprise, et pour laquelle l’intéressé était engagé en retour. Au sein d’un système souvent familial ou paternaliste, l’organisation prenait soin de ses collaborateurs. Le travail s’assimilait presque à un devoir, dont les désagréments pouvaient même représenter une norme acceptable. De la même manière, le sentiment de reconnaissance se trouvait conforté par l’appartenance à un groupe avec lequel chaque salarié partageait des valeurs communes, comme celles de l’entreprise ou du métier.
Les transformations au sein des entreprises devenant de plus en plus fréquentes, la garantie d’un emploi stable, d’une évolution pérenne des salariés ou d’une carrière linéaire n’est plus aussi évidente. Le passage d’un fonctionnement pyramidal et hiérarchisé à un fonctionnement matriciel, a notamment modifié les habitudes de travail, fragilisant ainsi le sentiment d’appartenance à un collectif.
Aujourd’hui, la reconnaissance contribue à la construction de notre identité professionnelle, de notre sentiment d’utilité et du sens que nous donnons au travail. De superflue, elle est devenue essentielle. Cette nouvelle norme s’apparente à un accomplissement existentiel couplé à une forme de plaisir dans le travail que l’on qualifierait de complétude. Selon nos observations, si ce sentiment de complétude n’est pas atteint, le risque de désengagement augmente, autant que les envies de départ.
Importance pour les collaborateurs
La reconnaissance est le principal carburant de l’estime de soi. Celle-ci répond à un besoin primaire de sécurité psychologique qui s’exprime par le jugement subjectif que l’on porte sur sa propre valeur. Elle doit donc être constamment nourrie, afin de procurer bien-être, capacités d’action et d’adaptation5.
La reconnaissance pourrait se définir comme l’appréciation sincère et lucide que nous portons sur nous-mêmes, et celle que nous témoignent les autres.
Axel Honneth explique la reconnaissance selon trois formes. La première porte sur le principe de l’amour, des rapports affectifs entre individus permettant d’accéder à la confiance en soi. La seconde est assise sur le principe de l’égalité, chacun devant estimer avoir accès aux mêmes droits que les autres, permettant ainsi le respect de soi. La dernière relève du principe de solidarité fondé sur le sentiment d’utilité de sa contribution, permettant alors l’accès au sentiment d’estime de soi.
En définitive, la reconnaissance est ce dont chaque individu a besoin pour s’épanouir : se sentir aimé, respecté et utile à la collectivité.
Leviers de la reconnaissance
Origine de la reconnaissance | Manifestations |
Reconnaissance de soi : se connaitre et se reconnaitre soi-même | Fierté du travail réalisé dans une mesure assez juste pour ne pas se percevoir constamment au-dessus ou en deçà des autres |
Reconnaissance symbolique : être reconnu | Petites attentions et marques de gratitude : remerciements, félicitations, feedbacks du manager et des collègues (positifs ou négatifs), échanges (formels ou informels) avec son manager, soutien social, marques de respect (salutations, possibilité d’expression de ses besoins, écoute…), valorisation du travail et des efforts, sens du travail accompli, qualité des relations de travail, participation aux décisions, recadrage, sanctions… |
Reconnaissance de carrière : être estimé | Résultats et objectifs mesurés, possibilité de monter en compétence, d’apprendre de nouvelles expertises, de progresser au sein de l’entreprise |
Reconnaissance financière : être évalué | Rémunération, primes, gratifications |
Nous sommes théoriquement capables de produire assez de reconnaissance par nous-même. Mais, en réalité, nous attendons bien souvent des autres qu’ils nous reconnaissent là où nous doutons de nous-mêmes.
Exemple
Citons le cas d’une jeune collaboratrice, très investie au sein d’un service marketing dont l’estime de soi dépend essentiellement du regard des autres. Après avoir élaboré pendant près d’une année une stratégie pour répondre aux besoins des clients, elle la présente au service commercial. À l’occasion de cette démonstration, les commerciaux ne relèvent que les éléments qu’elle a omis d’intégrer, ce qu’elle vit comme un manque de reconnaissance de son travail. L’écart entre son investissement et la reconnaissance qu’elle en attend se creuse considérablement, la déstabilisant pour toutes les autres réunions à ce sujet ; elle demande alors à sa manager de l’y accompagner systématiquement.
Lorsque la reconnaissance de soi fait défaut, celle provenant des autres en devient un outil de substitution. D’expérience, les entreprises canalisent essentiellement leurs pratiques de reconnaissance sur la rémunération et les rencontres institutionnalisées entre managers et collaborateurs (conventions annuelles, réunions d’équipe, entretiens d’évaluation…). Pourtant, ces rencontres sont le plus souvent vécues de part et d’autre comme une contrainte, voire comme un outil de contrôle, ne permettant pas de répondre aux attentes spécifiques des salariés. Nous constatons notamment dans les organisations que ces attentes peuvent s’avérer très diverses : certains sont davantage désireux de projets qu’ils jugent « intéressants », d’autres, de remerciements ou encore de compensations financières. Bien souvent, les dirigeants eux-mêmes accordent de l’importance à la reconnaissance à travers la fonction, le rôle managérial ou l’ampleur du défi à relever.
Il est donc nécessaire de manager la reconnaissance pour susciter complétude et engagement, sous peine de multiplier les probabilités de démissions tant physiques que psychologiques, ainsi que les situations de souffrance au travail.
Fondements
Les approches théoriques traitant de la question de la reconnaissance au travail associent le déni de reconnaissance à la production d’une déception pouvant donner lieu à un sentiment d’injustice qui recouvre trois dimensions (voir tableau ci-après).
Dimensions de la justice/l’injustice, facteur de reconnaissance
Comme le rappelle Bruno Lefebvre trois dimensions sont observables :
« La justice distributive : cela désigne l’équité perçue des résultats ou allocations qu’un individu reçoit ». La justice distributive consiste dans le fait qu’un collaborateur, comparant le ratio entre ses contributions et ses rétributions à celui d’autres collègues placés dans la même situation que lui, estime son traitement équitable par rapport à celui de ses collègues.
La justice procédurale : est-ce que les critères d’attribution d’avantages, la manière dont les décisions sont prises sont compréhensibles ? Il s’agit de l’application égale pour tous des procédures relatives à la distribution des obligations et des récompenses, dans le fait que ces procédures ne sont pas marquées de préjugés, qu’elles s’appuient sur des informations exactes et critères pertinents et qu’elles correspondent à l’éthique actuelle de l’entreprise.
La justice interactionnelle : elle comprend une « justice relationnelle » qui implique la perception d’un traitement avec respect et dignité et une « justice informationnelle » qui implique la fourniture d’informations et d’explications fiables, sur les raisons des procédures mises en place. Est-ce qu’il m’a été envoyé un mail lapidaire ou ai-je reçu une explication ? Mes réactions ont-elles été prises en compte ? »
Le sentiment d’incompréhension ou de manque de l’une de ces trois composantes peut générer une injustice et un déficit en reconnaissance. L’injustice se vit toujours par comparaison à une personne qui se trouve dans la même situation que nous ou présente des caractéristiques similaires. De fait, un collaborateur du service informatique ne compare pas l’intérêt intellectuel de ses dossiers à ceux d’un collaborateur du service achat mais au collègue le plus proche de son activité.
Tout travail comporte une part d’investissement et d’efforts qui génère des attentes de reconnaissance que le salaire à lui seul ne saurait combler. Le sentiment d’un manque est alors vécu comme une injustice dont le salarié cherche, consciemment ou inconsciemment, réparation.
Imaginons par exemple, que nous soyons confrontés à un désaccord, partiellement ou non résolu, dont l’issue nous paraît injuste. Ce sentiment d’injustice s’il perdurait, pourrait inspirer un besoin de réparation, et le maintien d’une posture d’opposition de principe, pour tous les désaccords à venir.
Dans le cadre professionnel, nous constatons l’accumulation au fil du temps de dettes psychologiques : des remerciements qui ne se font pas, un manque d’information sur le travail, des erreurs pointées du doigt, des promesses d’évolution non tenues, voire même le manque de marques élémentaires de civilité ou d’attention (ne pas dire « bonjour » par exemple). Dans la mesure où nous n’avons pas la possibilité de nous libérer de nos dettes psychologiques, il s’agit alors d’en faire « payer le prix » à l’organisation du travail, à ses collègues, collaborateurs ou managers, au risque d’une dégradation presque inéluctable des relations de travail et de la relation à son travail.
Illustrations
Exemple 1 : Stéphane, technicien de laboratoire, particulièrement investi dans son travail, en fait souvent plus que prévu en absorbant la charge de son homologue, Adrien. Pas ou peu remercié, Stéphane prétend que cela lui est indifférent, l’essentiel étant pour lui de faire un travail de qualité. Systématiquement en retard, Adrien ne reçoit de son manager que quelques réprimandes non suivies d’effet. Stéphane étant arrivé lui-même en retard un matin, est immédiatement recadré pas son manager sans le moindre questionnement sur les raisons de cet écart. Il nous fait part de son profond sentiment d’injustice et de son désengagement progressif dans ses propres tâches, à l’origine d’une dégradation de la relation de travail avec son collègue et son manager. Stéphane est particulièrement affecté par la perception d’une inégalité de traitement, qu’il répare au moyen de son désinvestissement et d’un repli relationnel.
Cet exemple illustre à la fois l’importance pour l’entreprise de valoriser les comportements vertueux et de sanctionner les dérives.
Exemple 2 : Aurélien, conseiller bancaire au sein d’une agence locale, reçoit notamment pour feuille de route de s’entretenir avec chacun de ses clients afin de leur proposer de nouveaux produits. La zone de chalandise est, selon lui, davantage restreinte dans son secteur. Ayant contacté l’ensemble de son portefeuille clients et atteint ses objectifs, ces derniers ne sont ni modifiés ni réévalués par son manager, alors qu’il essuie de plus en plus de refus. Les échanges d’Aurélien avec son manager sont conditionnés par l’envoi du fichier de suivi de ses appels clients : si le fichier est « en vert », Aurélien reste sans nouvelles de son manager, si au contraire le fichier n’est pas rempli dans son intégralité ou « en rouge », ce dernier lui adresse des critiques, sans lui accorder le temps d’un questionnement ou d’un réajustement de ses objectifs. Aurélien crée alors régulièrement de « faux rendez-vous » clients dans son fichier de suivi pour « avoir la paix ».
Cet autre exemple illustre les dérives de pratiques de reconnaissance uniquement fondées sur les résultats et non sur les efforts fournis. Il démontre également l’importance de consacrer un temps managérial aux difficultés rencontrées dans le travail et de réaliser des feedbacks constructifs réguliers (positifs ou négatifs).
Effets du déficit en reconnaissance pour l’organisation, le collectif de travail et les individus
Le sentiment de manque de reconnaissance peut avoir des conséquences d’autant plus néfastes pour l’entreprise, le management ou le collectif de travail, que les injustices perçues sont anciennes.
Les stratégies de réparation peuvent fréquemment se manifester par des postures de retrait ou d’opposition, par le sabotage et la disqualification du travail d’autrui ou de son propre travail. Pour certains, le déploiement d’un véritable arsenal de compensations, variable selon l’individu et la structure, aboutissent à des dérives extrêmes : « emprunt » de fournitures, retards, faux rendez-vous clients, facturation de frais personnels en professionnels, présence moindre au travail, tâches personnelles sur le temps de travail, glissement de tâches…
Nous observons par ailleurs, dans le cadre de nos interventions (diagnostics ciblés : recueil de perceptions ou de témoignages), la prédominance d’allégations de harcèlement moral inspirées par une souffrance liée aux injustices perçues : manque de clarté dans l’attribution ou non d’avantages, absence de félicitations, de remerciements, de primes, d’évolution professionnelle, de régulation des conflits ou des comportements d’irrespect…
Illustration
Nous avons accompagné une équipe dont l’ancienneté était aussi importante que les injustices accumulées !
Iris, jeune manager, nous décrit son expérience lors de sa prise de poste. Son équipe comprend deux « anciens », rarement recadrés tant pour leur manque d’efficacité que pour leurs nombreuses dérives comportementales (consulter des sites de vente en ligne malgré un retard accumulé dans le travail, vente de bijoux de fabrication personnelle au bureau…). Les autres membres de l’équipe vivent cette situation comme une injustice qu’ils souhaiteraient voir régulée.
Iris identifie rapidement ces carences et procède aux recadrages qu’elle estime nécessaires. Mais rien n’évolue comme prévu… Les deux « anciens » n’ayant jamais reçu de remarques de leurs précédents managers, nous partagent leur sentiment d’injustice. Leurs entretiens annuels ne mentionnent d’ailleurs aucun écart entre les objectifs et l’attendu. Les tentatives de recadrage d’Iris, autant que celles du N+2, sont alors vécues comme de « l’acharnement », tandis que le reste de l’équipe tente difficilement de réaliser son travail dans cette ambiance devenue délétère.
Cette situation révèle l’importance d’une prise en compte de l’histoire des injustices au sein de l’équipe et des manquements managériaux. Iris ne l’ayant pas fait, se voit attribuer par ses collaborateurs l’entière responsabilité de toutes les souffrances, passées et actuelles. En découlent un mal-être généralisé, une chute de l’efficacité individuelle et collective, une répartition inégale de la charge de travail ainsi qu’une hausse de l’absentéisme.
Reconnaissance et résistance au changement
Tout changement organisationnel suppose de traverser une période de deuil des situations passées, qui s’accompagne d’efforts et donc potentiellement de tensions, pouvant générer inquiétude, incertitude sur l’avenir, rumeurs, perte du sentiment de « bien travailler » …
Le sentiment de subir le changement est d’autant plus fort que les injustices passées n’ont pas été prises en considération et que l’accompagnement humain est souvent traité tardivement, une fois les dommages avérés (évolution de la charge de travail, des méthodes de travail et des comportements managériaux, pertes de repères…).
En effet, nous entendons régulièrement des salariés relever les propos du management ou de la direction expliquant l’importance de faire « table rase du passé ».
La résistance au changement s’explique en grande partie par ces incompréhensions : manque de vision des conséquences négatives à ne pas changer, manque de vision de l’intérêt du changement ou des moyens pour y faire face ; s’ajoute à cela, la perte d’expertise consécutive à ces transformations. Des salariés experts dans leur domaine se sentent souvent dépossédés, et craignant d’avoir davantage à perdre, mettent en place un processus de résistance pour préserver leur quotidien de travail.
Illustration
Nous avons accompagné une équipe de gestionnaires dans une société d’assurance, au climat fortement dégradé. Trois ans avant la réalisation de notre diagnostic, l’équipe traverse un changement organisationnel au cours duquel les experts automobile, santé ou prévoyance deviennent polyvalents au profit d’une régionalisation. L’équipe concernée, redoutant de perdre en expertise et donc en reconnaissance, décide de maintenir des modalités de travail par pôle d’expertise, à l’insu de son manager.
Historiquement, l’entreprise privilégiait l’expertise technique plutôt que l’expertise managériale, l’évolution de carrière ne se faisant que par la voie hiérarchique. La sous-performance de certains membres du groupe était assurée par le précédent manager « super-expert », qui n’avait jamais fait part d’une quelconque problématique à sa hiérarchie.
A son départ en retraite, l’un des membres de l’équipe, Antoine, fort de son ancienneté et de son expertise, se sent légitime pour lui succéder. C’est finalement une personne moins expérimentée, venant de l’extérieur, qui est recrutée. Ce collaborateur éprouve un sentiment d’injustice, faute de reconnaissance de son ancienneté et de son engagement, personne ne lui ayant expliqué qu’il n’avait pas les compétences managériales requises. Désireux de réparer par lui-même cette injustice, il ne réalise plus le travail demandé, instaure une mauvaise ambiance, dégrade l’image de son nouveau manager, allant jusqu’à le mettre en difficulté en réunion sur des aspects techniques, pour justifier son manque de légitimité. Ses collègues n’osent contester Antoine, certains ne fournissent plus le travail attendu et les comportements toxiques se multiplient au sein de l’équipe.
Le manager de proximité recadre presque quotidiennement l’équipe au regard des nombreuses incohérences dans l’attribution des dossiers et des réclamations clients. Le N+2 ne se positionne pas, au motif que « des adultes devraient être capables de trouver une solution par eux-mêmes ». Une dynamique de groupe s’installe par l’effet d’une minorité au leadership plus important. Le travail se reporte sur quelques membres de l’équipe, voire sur ses homologues dans un autre département.
Le nouveau manager, pris pour cible, manifeste des signes d’impatience et d’emportement qui confortent l’équipe dans l’expression de son animosité et des allégations de faits constitutifs de « harcèlement moral » voient le jour.
Une étude d’impact aurait permis de prendre la mesure des craintes de chacun et donc d’anticiper et de prévenir les risques inhérents au changement. A l’instar de l’exemple 3, d’autant plus en situation de changement, il est important pour chaque manager de prendre connaissance des injustices et déceptions passées, afin d’éviter qu’elles ne se cristallisent.
T2/ Situations susceptibles de faire éclore un sentiment d’injustice
Les écarts de perceptions entre les jeunes générations et les générations antérieures, porteuses d’attitudes et d’attentes particulières à l’égard du travail.
Pour les plus anciens, avoir souvent mis plusieurs années à gagner en expertise, au prix d’un fort investissement et de sacrifices personnels ne leur permet pas de considérer les plus jeunes au même niveau sans risquer de dévaloriser leur propre savoir-faire. Quant au plus jeunes, ils se distinguent par une certaine distance par rapport à la centralité du travail, une aptitude au travail collaboratif et dans l’utilisation des nouvelles technologies. Leur impatience à « faire leurs preuves » est un facteur d’agacement pour leurs aînés qui les décrivent souvent comme « impulsifs ».
Exemple
Le manque d’exemplarité, dont témoigne ce salarié, très investi jusqu’alors, nous dévoilant qu’il a, comme son précédent responsable, « gagné le droit d’arriver à l’heure de son choix, en devenant manager ». C’était oublier que ses collaborateurs n’ouvriraient pas le magasin aux heures annoncées…
Les collaborateurs restant au même poste, sans évolution de leurs missions depuis de longues années, éprouvent un sentiment de perte d’utilité d’autant plus profond que leur activité de travail s’est vidée de sa substance et n’est plus valorisée.
Les salariés très sollicités en dehors de leur périmètre habituel, sont rarement reconnus à la mesure de leur investissement. En proie à ces injonctions paradoxales, qu’elles émanent de collègues ou de la hiérarchie, le travail quotidien s’en trouve ralenti, générant une insatisfaction mutuelle et in fine, des reproches vécus comme infondés.
De la difficulté à manifester sa reconnaissance
Au regard de ces exemples issus de notre expérience, nous pourrions être tentés d’imaginer qu’il est facile de dire « merci » ou « bonjour », de féliciter ou de recadrer. Pourtant, il serait plus juste de ne pas résumer la reconnaissance à un simple changement de comportement.
En effet, la reconnaissance n’a de sens que si elle est sincère. Il ne s’agit pas uniquement de reconnaître son collaborateur selon de bonnes pratiques universellement admises ou prônées par l’organisation ou les divers cabinets de conseil. Nous citerons l’exemple d’un manager sommé par son entreprise d’introduire chaque entretien individuel hebdomadaire par « Bravo, merci pour ton travail ! ». Après quelques semaines, ses collaborateurs, éprouvant le manque de sincérité dans ses propos, le lui signifient. Fort heureusement, cela n’a pas nui à sa légitimité, ce manager ayant pris en compte les remarques de son équipe.
Reconnaître, ce n’est donc pas souligner uniquement ce qui va bien, c’est aussi expliquer, de manière constructive, ce qui ne va pas, ce qu’il faut changer ou cesser.
Par ailleurs, les collaborateurs autant que leur manager peuvent manquer de lucidité sur leur propre niveau de performance ou celui de leur équipe.
Exemple
Lors d’un diagnostic socio-organisationnel, nous avons rencontré une collaboratrice persuadée d’être parmi les meilleures de son entreprise, pensant ainsi mériter un accès aux postes les plus élevés. Soutenue par sa manager qui l’accompagne dans son évolution, elle passe d’assistante à chef de projet. La collaboratrice, ayant toujours une haute opinion d’elle-même, prend cette évolution pour une confirmation de sa croyance. Après cette progression, n’accédant pas aux missions et au statut encore supérieurs dont elle pense être digne, elle accuse sa manager de « discrimination ».
Il n’est pas, bien sûr, de la responsabilité de l’entreprise ou du manager de soutenir un ego symptomatique propre au collaborateur.
Ce biais de lucidité peut également apparaître au sein des collectifs de travail évoluant dans les univers dont la culture plutôt « sympathique et familiale » n’autorise pas la critique ou les prises de position trop tranchées. Le management est alors enclin à ne pas procéder aux arbitrages nécessaires, à promouvoir des personnes peu qualifiées à des postes élevés et à ne pas recadrer ou sanctionner les dérives.
Chacun contribue alors à éluder la réalité au profit d’une « fausse » reconnaissance, dans l’espoir d’éviter les déceptions et de s’épargner la gestion des désaccords et des conflits.
Pour des exemples de verbatim illustrant les problématiques concrètes de reconnaissance le plus souvent évoquées par les managers de proximité, dans le cadre de groupes de travail en co-développement, voir tableau ci-après.
Managers de proximité et verbatim illustrant les difficultés de traitement de la reconnaissance
Manque de soutien de sa propre hiérarchie ou des RH pour aborder les recadrages, tant comportementaux que de performance : « Comment gérer un collaborateur difficile dont la baisse de performance est connue de l’entreprise et qui démotive l’équipe ? »
Manque de temps pour manifester sa reconnaissance, le métier d’expert passant souvent au premier plan : « Comment fixer la limite entre ce sur quoi il faut garder la main et ce qu’il faut déléguer »
Manque de marge de manœuvre pour rémunérer ou faire évoluer les collaborateurs à la hauteur de leur investissement : « Si je dis trop souvent qu’ils travaillent bien, ils vont me demander une augmentation. »
Manque de compréhension des changements en cours ou à venir : « Comment faire appliquer et relayer des décisions auxquelles je ne crois pas ? »
Développer un système de management adapté
Intérêt
Dans une enquête menée par le Cabinet Fidal et l’ANACT en 20167, 57 % des fonctions RH interrogées estiment que leur entreprise peut progresser en matière de reconnaissance. En effet, 78 % d’entre elles axent la reconnaissance majoritairement sur le résultat de leurs collaborateurs. Il n’est pourtant pas le seul reflet de la contribution des salariés aux résultats de l’entreprise.
Manager la reconnaissance dans le temps, c’est limiter le développement d’un sentiment d’injustice, et a fortiori, la fuite des talents, le sabotage, la sous-performance, la judiciarisation des plaintes, la résistance au changement, mais surtout, c’est améliorer la Qualité de Vie au Travail dans le sens de l’efficacité individuelle et collective. Au-delà des actes de reconnaissance, il s’agit d’avantage d’une posture faite de sincérité et de lucidité pour chaque acteur.
Comment pratiquer la reconnaissance au quotidien tant au niveau organisationnel, managérial, collectif et individuel ?
L’un des grands défis actuels des organisations est de favoriser l’adhésion du corps managérial à la nécessité de porter une réelle attention à ses équipes qui s’incarne notamment par :
- une exemplarité à tous les niveaux, valorisant tout autant les comportements vertueux que sanctionnant les comportements toxiques ;
- la connaissance du métier de chacun ;
- la mise en place de règles de fonctionnement co-construites, connues de tous et recadrées si nécessaire ;
- l’instauration d’espaces de discussion, dans lesquels les salariés échangent et s’accordent sur la notion de travail bien fait ;
- une réelle empathie, afin de comprendre et de percevoir les attentes de chacun ;
- la réalisation de feedbacks constructifs réguliers.
Autant de possibilités à la portée du management, que de difficultés à les mettre en place… C’est la raison pour laquelle la reconnaissance nécessite d’être pleinement intégrée à une démarche globale et participative d’amélioration de la QVT pour la santé de tous, salariés, managers, direction et pour celle de la structure elle-même.
Limites de l’exercice
Aujourd’hui, les pratiques de reconnaissance doivent s’adapter à une modification des attentes des individus tant vis-à-vis de leur travail que du management. Pour autant, il est légitime de se demander à quel point ces attentes doivent être satisfaites, parfois au détriment du collectif.
Bien que le rapport au travail ait évolué, les collaborateurs font avant tout partie d’un système dans lequel il serait logique que le collectif prime sur les desiderata individuels. La prise en considération des demandes de reconnaissance de chacun ou de ce qu’ils estiment mériter, satisfait plus souvent l’ego que le travail lui-même.
Les exemples cités illustrent bien la puissance inconsciente de ce besoin de satisfaction de l’ego au détriment du collectif de travail. Le sentiment d’utilité et de sens, auquel contribue la reconnaissance, ne devrait-il pas être le fruit d’une construction collective au service de l’organisation (guérir, aider, produire, construire, vendre, créer, sécuriser…), plutôt qu’une réflexion à travers l’étroitesse de son propre prisme ?
Le rôle du management et de l’entreprise n’est-il pas plutôt de rappeler l’importance de chaque individu pour le collectif au lieu de satisfaire des problématiques d’estime de soi nécessitant souvent un travail plus personnel ?
Il s’agirait alors de construire collégialement ce sentiment de sens et d’utilité, en y associant le potentiel de chaque individualité pour la création de ce collectif. Pour répondre aux besoins d’épanouissement professionnel par le biais de la reconnaissance, il suffirait peut-être de pratiques nous permettant de prendre, individuellement et collectivement, davantage de hauteur de vue, offrant ainsi une meilleure compréhension de notre importance au sein du collectif et du respect dû à chacun de ses membres.
1 Axel Honneth. La lutte pour la reconnaissance. Gallimard, 2003. Folio Essais.
2 Etude Deloitte et Cadremploi, 2015. Qualité de vie au travail. Et le bonheur ?
3 Jean-Pierre Brun. Management d’équipe. Editions d’Organisation, 2009. Groupe Eyrolles.
4 Site de l’OMS : https://www.who.int/fr.
5 Christophe André. La reconnaissance : des revendications collectives à l’estime de soi. Sciences Humaines, 2013. Reconnaissance et estime de soi. p. 90-100. La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines.
6 Pascale Lagesse & Bruno Lefebvre. Des risques psychosociaux à la qualité de vie au travail. Les Cahiers Lamy du CE, avril 2013, n° 125.
7 Enquête Fidal, et ANACT, 2016. Les balbutiements de la reconnaissance au travail en France.