Mieux dans mon job.
Quelles leçons de management tirer de l’affaire Kerviel ?
La Tribune – Juin 2012
Par Sophie Peters
En se considérant comme le bouc émissaire d’un système dont il serait la créature, Jérôme Kerviel illustre à merveille les travers de l’organisation managériale en vigueur dans bon nombre d’entreprises. Et pose confusément la question du travail et celle des limites à poser.
Depuis la reprise de son procès en appel le 4 juin dernier, Jérôme Kerviel ne cesse de répéter pour sa défense que «la banque savait». Pire : il sous-entend qu’elle complotait. Condamné en première instance à trois ans de prison ferme et 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts, il se pose en victime d’un système et avance que son management était défaillant. Le jeune homme a spéculé sur les marchés européens en dépassant les limites financières assignées par la banque et en masquant ses positions par des fausses opérations qui, selon lui, ne pouvaient être ignorées par sa hiérarchie.
A l’époque des faits, en 2007, il se décrit comme un « hamster qui tourne dans une roue » avec des chefs qui fixent « des objectifs inatteignables », le contraignant à « pédaler de plus en plus vite ». Et conclut : « j’aurais voulu qu’on m’arrête ». Mireille Filippini, présidente de la cour d’appel, lui répond alors : « Et vous ne pouviez pas vous en mettre vous-même des limites ? ». « Mon objectif était de faire gagner de l’argent à la banque », a-t-il répété aux juges. « Anesthésié par une sorte d’inconscience et le tourbillon des gains que j’engrangeais mois après mois, j’avais tenté d’agir au mieux dans un sens favorable à la banque », écrit-il aussi dans son livre publié un mois avant le procès en première instance.
Le procès du management intermédiaire
Sous-entendant que le management intermédiaire ne fait pas son travail, Jérôme Kerviel illustre par sa stratégie de défense, le concept développé par Yves Clot, professeur de psychologie du travail au CNAM, d’ « activité empêchée », dans laquelle « l’organisation du travail ne délivre pas les ressources dont les salariés ont besoin pour faire un travail de qualité ni même pour déterminer en quoi consiste pareil travail. Elle les prive des moyens de travailler les amenant à ne plus se reconnaître dans ce qu’ils font tout en exposant l’entreprise, qui s’adosse à un management de la performance et de la mobilité artificiellement affranchi de la réalité, à perdre sa raison d’être ».
Sorte de « malentendu professionnel » dont Kerviel a admirablement joué, comme l’explique Olivia Dufour dans son livre « Kerviel, enquête sur un séisme financier », jouant sur des registres éminemment humain de gentillesse et de camaraderie, gommant sa supériorité de trader auprès des contrôleurs, et déjouant ainsi les puissants systèmes d’alerte au nom de « son pouvoir d’agir ». Le procès Kerviel est donc aussi celui du management intermédiaire. « Il met à jour l’injonction paradoxale dans laquelle se trouve aujourd’hui les managers auxquels on demande de « manager » les résultats des autres tout en produisant des résultats par eux-mêmes.
Ils doivent autant « faire » que « Faire faire ». L’arbitrage n’est pas toujours aisé ! », relève Bruno Lefebvre Psychologue clinicien, associé-fondateur d’AlterAlliance.
L’impasse de la mauvaise foi
Mais en dénonçant qu’on ne lui a pas mis de limites, Jérôme Kerviel sous-entend aussi qu’il a fauté parce qu’il était « trop libre ». « D’un point de vue éthique, cet argument est irrecevable. Dire « c’est de votre faute parce que vous ne vous êtes pas souciés de moi », revient à se décharger de sa responsabilité », poursuit Bruno Lefebvre. C’est « l’impasse de la mauvaise foi » sartrienne dans laquelle un individu cherche plus à tromper sa conscience que celle d’autrui. Car en se plaignant aujourd’hui de ne pas avoir reçu de limites, Kerviel délivre un message managérial peu amène, celui de devoir renforcer la surveillance des équipes, un retour de l’autorité sous une forme despotique. Ce que le psychiatre Charles Melman appelle dans « L’homme sans gravités », « un fascisme volontaire, au contraire d’un fascisme imposé par quelque leader ou doctrine. Une aspiration collective à l’établissement d’une autorité qui soulagerait l’angoisse, qui viendrait enfin dire à nouveau ce qu’il faut et ne pas faire, ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, alors qu’aujourd’hui on est dans la confusion ».
Confusion entre limites et surveillance
Il serait dommage de souscrire à un tel raccourci. D’une part, parce que dans les entreprises aujourd’hui, on sait combien le renforcement des process et les « flicages » en tous genre gangrènent la motivation des salariés, mais aussi parce qu’ils valident la confusion actuellement très répandue entre « fixer des limites » et « renforcer la surveillance ». Catherine Blondel, dirigeante du cabinet Vis-à-Vis, coach de dirigeants et psychanalyste est très claire à ce sujet : « Fixer des limites c’est justement ce qui permet de ne pas surveiller. En définissant un cadre dans lequel l’individu peut se situer, on favorise la confiance et le respect. Celui qui a conscience des limites n’a pas besoin d’être surveillé. On protège l’autre et soi-même. Aujourd’hui nombre de cadres se sentent sans limites car ils sont soumis à un management arbitraire ».
C’est un peu comme avec un adolescent auquel on fixe un soir de rentrer à la maison à 20h30 mais dont on accepte sans broncher le lendemain un retour à 2h du matin. « On dit souvent « tenir le cadre » mais le cadre tient tout seul dès lors qu’il y a des limites. Et ce dont s’aperçoivent les managers qui font un travail sur eux, c’est qu’ils doivent se donner eux-mêmes des limites pour pouvoir poser un cadre à un autre », ajoute la psychanalyste. Autrement dit, à la Société Générale comme ailleurs, les facteurs humains et psychologiques sont négligés en imaginant que le seul cadre des procédures suffira à sécuriser le système, voire les individus eux-mêmes.
La confiance en question
Ce que pose en toile de fond l’affaire Kerviel c’est la question de la confiance. « La confiance ne se décrète pas, elle se suscite. Une relation de confiance se construit dans un environnement sans heurts, quand tout va bien. On en éprouve ensuite la qualité en cas de chaos » précise Bruno Lefebvre. En arguant de la défense du « bon soldat » qui a tout mis en oeuvre pour « sauver sa hiérarchie » (« Pourquoi faire plaisir à votre hiérarchie ? Quel était votre intérêt d’envoyer des faux e-mails ? » interroge le juge. – « Atteindre les objectifs irréalisables fixés par ma hiérarchie. Ils avaient une option gratuite sur moi : si ça gagne ils empochent sur
mes gains, si ça perd, ils ne savaient rien », répond Kerviel), l’ex-trader de la Société Générale valide un système dans lequel les milliards font la loi, un système sans cadre et sans limites. Ce qui pour autant ne devrait pas suffire à lui ôter toute responsabilité.
Pour l’heure, sa seule façon de faire face à la mésestime de soi et au mépris des autres, le seul biais qui lui permet d’assumer ses actes, se résume à la mauvaise foi. A la fois malin et pathétique, Kerviel incarne les difficultés des sujets d’aujourd’hui à disposer de balises, tant pour éclairer la prise de décisions que pour analyser les situations auxquelles ils sont confrontés. La leçon de management c’est en fin de compte celle donnée par Jean-Paul Sartre : « chacun est toujours responsable de ce qu’on a fait de lui, même s’il ne peut rien faire de plus que d’assumer cette responsabilité. Un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui ».
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