Extrait du numéro spécial Les Cahiers Lamy du DRH, septembre 2020, par Bruno Lefebvre, Associé fondateur d’AlterAlliance, psychologue clinicien.
Nous venons de vivre une situation totalement inédite. Il nous a semblé impossible de parler de santé au travail sans insérer dans le présent dossier une réflexion sur cette période que nous venons de traverser (et qui pourrait malheureusement se rééditer à l’avenir !).
Les interventions que nous avons effectuées en entreprise pendant ces trois mois montrent bien sûr que la qualité des outils informatiques est une condition nécessaire, mais non suffisante pour permettre le travail à distance. Ce dernier est autorisé, organisé, soutenu par les managers et les dirigeants. Les RH, particulièrement sollicitées pendant cette phase ont également joué un rôle-clef. Comment maintenir un collectif quand tout le monde a vécu une expérience différente pendant plusieurs mois ? Comment remobiliser autour d’une vision lorsqu’il est impossible de balayer les inquiétudes légitimes avancées par les collaborateurs ?
Une même situation, vécue différemment
Les personnes avec lesquelles nous avons échangé dans le cadre de programmes d’aide aux employés (PAE) ont évoqué des situations très différentes. Tout d’abord, certains ont été touchés très personnellement soit par la maladie elle-même, soit par celle d’un proche, voire par son décès. D’autres ont vécu durement le confinement. Les conditions de travail étant devenues les conditions de vie, tout le monde a dû travailler dans un espace qui n’était pas toujours adapté. Certains nous ont confié également combien ils se sentaient moins autorisés que d’habitude à déconnecter, y compris les jours fériés, d’autant plus qu’ils pouvaient se sentir chanceux voire coupables d’avoir encore du travail. Il arrive en outre que des tensions familiales ou conjugales latentes se soient révélées ou exacerbées.
D’autres, en chômage partiel, parfois pénalisés financièrement, ont peut-être éprouvé un sentiment d’injustice ou d’ennui, voire d’inquiétude concernant l’avenir de leur poste.
Certains, à l’inverse, ont continué à travailler « sur site » avec parfois l’inquiétude de la contamination et une charge de travail supplémentaire.
Notons que les RH avec lesquelles nous avons échangé pendant cette période faisaient partie de celles et ceux concernés par une surcharge de travail, de pressions nombreuses auxquelles elles devaient faire face, avec des clients internes parfois sous pression, voire dépassés.
Enfin, d’autres ont vécu la période de façon positive : retirés dans des conditions agréables, pratiquant avec bonheur un télétravail qu’ils auraient souhaité voir se prolonger, ils ont appréhendé les transports en commun et surtout le retour à la « normale » …
Il nous semble que cet enjeu de reconstruction d’un collectif, à partir de vécus très divers constitue une problématique s’adressant tout d’abord aux managers.
Leur vécu personnel est parfois assez décalé de celui de leurs collaborateurs qui peuvent se trouver dans la diversité de situations que nous venons de décrire.
Le confinement a parfois permis au manager de se rapprocher de son équipe ou au contraire les liens se sont distendus. Il est même arrivé que nous observions des équipes renforçant les liens en leur sein, en se positionnant « contre » un manager absent ou maladroit.
En tout état de cause, cette période toute particulière aura amené chacun à vivre les bienfaits et les limites du télétravail. Les dirigeants auront intégré (ne serait-ce qu’en l’expérimentant eux-mêmes !) que le télétravail pouvait favoriser l’efficacité, au moins individuelle (même si l’accroissement de la productivité se fait parfois au détriment de la créativité par manque d’échanges et de temps morts). Plus globalement, les personnes ayant vécu ce télétravail massif se seront rendu compte de l’immense intérêt de cette manière de travailler, mais aussi de ses limites : fatigabilité bien plus importante en visio ou audio que de visu, envahissement de l’espace personnel par le travail, ce qui favorise parfois le sentiment de tout faire, mais mal…
Une fois revenu sur site, il nous semble que pour faire revivre le collectif, le manager a dû concilier trois priorités :
- Assurer le redémarrage de l’activité opérationnelle et en déterminer les priorités et les moyens nécessaires,
- Faire face à l’anxiété de ses collaborateurs, leur sentiment d’amertume ou d’injustice, leur manque d’envie d’être sur site, voire de travailler,
- S’assurer plus que jamais de leur sécurité en vérifiant la compatibilité des tâches à effectuer avec le respect de consignes de protection et en alertant ses hiérarchies si les conditions de travail de permettent pas la sécurité de ses collaborateurs.
Pour faire face à ces trois enjeux, les clefs managériales de succès apparaissent de trois ordres :
- Prioriser la restauration du lien sur l’efficacité opérationnelle immédiate : manager la relation, la convivialité, les personnes, plutôt que les « tableaux de bord »,
- Accorder le temps de l’écoute : les collaborateurs ont vécu très différemment la même épreuve, il me semble essentiel de s’intéresser à ce vécu, d’y donner sa juste importance,
- Savoir donner de la perspective sur l’activité et ses priorités (ce qui suppose parfois d’en obtenir de ses propres hiérarchies).
La question du sentiment d’injustice
De ces diversités peut naître un sentiment d’injustice, voire des jalousies. Les collaborateurs sur le terrain peuvent s’être sentis seuls face aux difficultés du quotidien pendant que leurs collègues profitaient du confort du télétravail, voire pour certains vivaient une activité partielle avec une rémunération maintenue. Néanmoins, comme nous l’avons évoqué, le télétravail a sans doute montré son intérêt mais aussi ses limites et certains ont vécu douloureusement de ne pas se trouver sur le terrain.
Je crois que le risque serait de cautionner l’idée selon laquelle certains ont été privilégiés et d’autres non et de favoriser ainsi une forme de jalousie. On peut avoir mal vécu le fait d’être sur le terrain, comme avoir mal vécu le fait d’en être absent. Par ailleurs, certains auront vécu des situations personnelles difficiles, indépendamment de leur vécu professionnel.
Le remède au sentiment d’injustice me semble double : d’une part la compréhension du vécu de l’autre plutôt que le jugement un peu hâtif suivant lequel il serait injustement privilégié par rapport à d’autres ; d’autre part la garantie d’une certaine équité. A ce titre, dans le secteur privé, le versement de la prime dite « Macron Covid 19 » à certaines catégories de personnes plutôt qu’à d’autres (par exemple les équipes restées sur le terrain versus celles en télétravail) risque de poser des problèmes en termes d’équité et de cohésion d’équipe. Ces dimensions nous semblent pourtant prioritaires dans la période à venir. En effet, la reconnaissance des efforts mobilisés par les salariés doit être bornée par le fait de ne pas donner aux absents le sentiment qu’ils sont accusés de leur absence. Alors même que leur présence était rendue impossible, du fait de la situation sanitaire.
Notons enfin que toutes les entreprises n’ont pas les mêmes moyens financiers : le risque est grand pour celles qui ne « peuvent pas » qu’on pense qu’elles ne « veulent pas ». Par ailleurs et au risque de lever un tabou, n’oublions pas que certains n’auront pas joué le jeu de la solidarité ou du collectif et que la tentation sera peut-être forte de les sanctionner, alors qu’une politique de « chasse aux sorcières » irait sans doute à l’encontre du collectif que l’on cherche à préserver.
Pour réengager un collectif de travail, je pense essentiel de ne pas perdre de vue un enjeu de cohésion voire de réconciliation et ainsi de ne pas confondre égalité et équité. La première consiste à « saupoudrer » en donnant la même chose à tout le monde. Le risque en est d’augmenter encore les exigences des « insatisfaits chroniques », tout en décourageant les plus méritants. L’équité, quant à elle, consiste à appliquer la même règle transparente à tous pour que tout le monde soit doté des mêmes chances de réussite et de reconnaissance.
La reconstruction du collectif de travail
Selon nos entretiens menés pendant cette période, il arrive que le manager voire l’entreprise ait pu maintenir le lien individuellement avec les collaborateurs. Il arrive également que les collaborateurs aient maintenu le lien entre eux via l’échange de contenus plus ou moins ludiques par l’intermédiaire des différents « groupes » que les réseaux sociaux permettent de constituer. Néanmoins, la nécessaire « distanciation sociale » selon la formule consacrée (ne devrait-on pas se cantonner à une « distanciation physique » ?) n’invite pas forcément à cette restauration du collectif de travail.
Rappelons ici la distinction entre un groupe et un collectif. Le groupe consiste en un rassemblement d’individus partageant certaines caractéristiques, par exemple d’avoir le même chef. Au fond, dans un groupe, chacun peut fonctionner indépendamment des autres, les liens se tissent en fonction d’affinités et ne concourent pas forcément à l’efficacité collective.
Le collectif de travail suppose quant à lui une interdépendance entre chacun de ses membres afin d’atteindre un objectif. Ce type de collectif est marqué par quatre caractéristiques :
- la perception que les autres ne pourraient pas réussir sans nous,
- la perception que nous ne pourrions pas réussir sans les autres,
- le sentiment que les échanges avec les autres enrichissent nos modes de pensées et pratiques,
- le fait d’être reconnu par une autorité pour la qualité de notre coopération et que celle-ci soit valorisée.
Lorsqu’elle se traduit par des comportements concrets, cette acceptation par chacun d’une interdépendance avec les autres et donc de ses propres limites signe l’existence d’un collectif. Restaurer un collectif n’est donc pas réductible à une question de convivialité. Celle-ci permet de se sentir appartenir au même groupe, du fait d’une expérience commune, mais elle s’avère insuffisante. Ce qui forme un collectif de travail, c’est justement de travailler ensemble en expérimentant que nous ne serions pas arrivés au même résultat sans les autres.
Sur un plan pratique, le retour du confinement constitue bien sûr une occasion de choix pour faire vivre le collectif selon cette définition.
Dans le monde de la santé, autant que dans le champ militaire, les « Retours d’Expérience » (REX) composent une méthode bien connue pour restaurer un collectif après une épreuve difficile. En l’espèce, il s’agit d’établir un pont entre ce qui a été vécu par chacun pendant le confinement et l’apprentissage que les collègues et l’organisation pourraient en tirer (notamment en termes de télétravail). Les REX se constituent de petits groupes de 5 à 8 volontaires travaillant ensemble une à trois fois deux heures environ à quelques jours d’intervalle suivant le schéma suivant :
- « Purge » émotionnelle. Chacun commence par s’exprimer librement sur son vécu pendant le confinement : qu’ai-je envie de partager avec les autres de mon vécu pendant cette période ?
Puis, s’ensuit une phase de construction commune :
- Qu’est-ce qui s’est bien passé pendant le confinement ? Pourquoi ?
- Qu’avons-nous appris pendant cette période ?
- Comment faire vivre cet apprentissage dans la durée ?
Ces REX peuvent être gérés en interne si l’entreprise dispose d’un tiers à l’équipe, légitime pour les animer. Il peut aussi être profitable d’en laisser l’animation à un expert externe plus à même de libérer la parole, puis de la guider vers des éléments concrets et constructifs.
Enfin, pour que ce collectif se crée, je crois que les RH et les dirigeants doivent veiller à ce que les salariés fassent à nouveau des expériences ensemble, vivent à nouveau des projets communs (par exemple, mettre en place un REX généralisé, ou réfléchir aux priorités et bonnes pratiques de la période). Il sera sans doute nécessaire d’initier ces projets rapidement, ce qui constituera en outre une bonne manière de s’orienter vers l’action plutôt que de se tourmenter en imaginant tout ce qui pourrait survenir de fâcheux.
Il me semble en outre que l’accent devra être mis sur le résultat collectif plutôt qu’individuel et que la valorisation sera mutualisée afin d’encourager la coopération. Enfin, il sera sans doute essentiel que ce projet contienne en lui-même des temps de convivialité, de partage. C’est aussi par une joie vécue ensemble que se (re)crée un collectif.
Remobiliser sans inquiéter
Pendant le confinement, lors de l’animation d’un webinaire traitant du management à distance, un dirigeant nous posait la question suivante : « comment rassurer mes collaborateurs et les orienter vers l’action, sans leur mentir sur les risques liés à notre situation d’incertitude économique ? » La question m’a semblé excellente ! En effet, à titre individuel, l’inquiétude n’est utile qu’à partir du moment où elle sert à mobiliser l’action. Collectivement, elle a pour fonction de renforcer le lien puisque chacun se retrouve dans les appréhensions des autres. Néanmoins, le risque est que chacun trouve l’écho de son propre ressenti dans le partage, voire que surviennent des mécanismes d’amplification.
Les RH et les dirigeants doivent ainsi veiller à ce que l’inquiétude ne joue pas un rôle paralysant pour l’action. Comment faire ?
La transparence n’est évidemment pas négociable et les dirigeants, managers et RH doivent communiquer sur la situation de l’entreprise, chacun au niveau conféré par son rôle. En plus d’être discutable sur un plan éthique, il me semblerait risqué « d’insulter l’intelligence » de ses collaborateurs en les imaginant incapables de se rendre compte qu’un exposé de la situation de l’entreprise a été rendu insipide pour être plus digeste.
Néanmoins, inquiéter ses collaborateurs n’a pas non plus de sens en soi. La clef consiste à toujours rapporter un constat de situation à l’action que les collaborateurs peuvent engager pour y faire face. Il s’agit de se focaliser sur ce qu’on contrôle et de chercher à en étendre le champ. Ainsi, les collaborateurs n’éprouveront pas le sentiment d’impuissance parfois associé à la perception paralysante d’un risque.
L’important est donc que, quel que soit le risque, chacun sache quoi faire à son niveau. Pour déterminer cette action propre à chaque métier, des groupes organisés par fonctions et chargés de produire des « bonnes pratiques » peuvent constituer une solution participative de qualité.
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Cette période a ainsi joué un rôle d’amplificateur de l’existant et de révélateur de ce qui était latent. Les managers en difficulté l’ont été plus encore. Ceux qui savaient s’adapter ont su trouver les mots (et parfois les maux) malgré la distance.
Il nous semble ainsi que cette période nous a rappelé les vertus de l’humilité. En effet, si certains d’entre nous ont bien entendu vécu des crises, y compris des crises sanitaires, bien peu en ont traversé d’une telle ampleur. Cela nous a tous incité à un temps de recul et d’observation et à nous garder de solutions faciles et de conclusions péremptoires.
L’apprentissage constitue également tant une ressource qu’un défi pour les entreprises : pour que cette crise ait un sens à nos yeux, il sera nécessaire pour chacun d’en tirer un sens, un apprentissage qu’il aurait été difficile d’espérer sans cela. Chacun va-t-il être laissé à sa responsabilité individuelle, ou bien les managers et les entreprises vont-ils se saisir de cet enjeu d’apprentissage qui permettra de faire revivre le collectif ?
Bruno Lefebvre,
www.alteralliance.com